Si la peinture et son évolution étaient scientifiquement déterminées, nous pourrions sans doute situer dès maintenant le travail de Michel Degand dans ce qui nous tient lieu d’art contemporain. On sait qu’il n’en est rien, par chance, et que ce dernier est aussi un champ de tensions et de contradictions, de démarches en concurrence et de produits répondant à des intentions et caractéristiques différentes.
Relativement à ce champ et à ce qui peut s’y jouer en fait de luttes pour la notoriété, Michel Degand est d’une grande sérénité. Non qu’il l’ignore – c’est plutôt qu’il choisit de ne pas en tenir compte, l’ignore – c’est plutôt qu’il choisit de ne pas en tenir compte, ce qui constitue à mes yeux, et peut-être à ceux de quelques autres, un indice suffisant de l’authenticité de sa démarche, qui est beaucoup plus de l’ordre d’une quête que d’une démonstration.
Degand ne feint pas de savoir ce que doit être la peinture : il cherche ce que pourrait être celle qu’il revendiquera comme sienne. Cela m’est apparu lors de la première visite que je lui fis dans son atelier. Symboliquement, une série de toiles jouait sur la multiplication d’une figure anonyme et sur la difficulté qu’elle éprouvait à définir à son profit un territoire pictural. Mais surtout, il y avait dans la façon dont Michel Degand me montrait le travail accompli depuis sa décision de revenir au tableau beaucoup plus que de la modestie : une sorte de radicale inquiétude. Peut-être ce qu’il attendait de moi ce jour-là n’était-il rien d’autre qu’une confirmation : qu’il aurait raison de continuer. De la sorte il me confiait – involontairement sans doute – une responsabilité évidemment lourde, et m’obligeait de surcroît à une inquiétude symétrique de la sienne : s’il est en un sens tout à fait déraisonnable, relativement au monde tel qu’il va, de prétendre être peintre, il doit l’être tout autant de prétendre juger de la peinture. Devant les toiles que me montrait Degand , je devais donc m’interroger sur mes propres critères. Non que son travail les révoquât massivement : bien plutôt m’invitait-il, par ce qu’il avait d’inattendu, à ne les faire jouer que de biais, à les assouplir un peu, à les décrocher d’une histoire trop vite balisée.
La démarche de Michel Degand a ceci de particulier que chacune de ses étapes aura été, pour moi, l’occasion de refaire une expérience de même ordre : cette peinture évolue en toute autonomie ; on peut sans doute déceler après coup, dans un moment antérieur, le germe de ses avancées, mais on est à chaque fois dérouté par sa manière de changer. C’est qu’elle résulte sans doute autant de ce que suggèrent les matières travaillées – aspect en gros analysable – que d’une histoire subjective qui nous échappe en majeure partie. L’attention aux matières – aux pigments, aux différents supports et à leurs accidents, mais aussi aux papiers, aux sables, aux colles, à tout ce qui peut animer la surface ou y inscrire un micro événement maîtrisable – on dira qu’elle n’est guère surprenante de la part de quelqu’un qui a longtemps pratiqué la tapisserie. Admettons.
Il n’en reste pas moins qu’elle aboutit désormais à des effets qui n’ont de portée qu’à se produire sur des toiles. De même, si l’on considère le rôle que peuvent périodiquement tenir, dans ces dernières, des éléments issus de l’imprimé – photographies badigeonnées, lettres majuscules, pages collées et effacées, signes multiples et parodies d’écritures – on pourra toujours admettre qu’ils font, plus ou moins directement, allusion aux années passées dans l’équipe d’un quotidien, ou qu’ils en constituent l’exorcisme. A ceci près que, de la sorte, on ne risque guère de saisir leur rôle et leur signification dans les compositions où ils interviennent – qui renvoient à des éléments beaucoup moins repérables : l’humeur du peintre, ses désirs du jour, ou ses angoisses, sinon, très anecdotiquement , la main mise par hasard sur un stock inattendu de feuilles ou l’attention portée à la forme d’un paragraphe. Aspects subjectifs, ou biographiques, que nous ne connaissons pas – mais aussi que nous n’avons pas à connaître puisque seule importe leur élaboration en morceaux de peinture incontestables. Au lieu de prétendre repérer les prétextes qui sont à l’origine des tableaux, contentons – nous de ces derniers.
Pour constater que Michel Degand aborde chacun d’eux en toute innocence, comme l’occasion de tout reprendre à zéro, quels que puissent être les acquis partiels des oeuvres précédentes, et qu’il lui arrive sans doute d’être le premier surpris par le résultat. C’est aussi pourquoi il ne se prive de rien : tout est bon pour faire oeuvre, jusqu’au jeu de mots éventuel d’un titre – et si cela rate, que ce ne soit pas, au moins, par suite d’une démarche trop prudente !
Michel Degand est ainsi de ceux qui éprouvent du plaisir à peindre – ce qui signifie, non que ce serait pour lui chose plus « facile » que pour d’autres, mais qu’affronter les difficultés et le risque du ratage est une façon d’éprouver ses limites et de vérifier que l’on a raison de vouloir continuer la peinture.
Mais sa manière de procéder, outre le plaisir qu’elle lui apporte, est aussi animée d’une étonnante générosité à l’égard des autres. Il est vrai que la peinture, dès qu’elle se montre, est par principe de l’ordre d’une offrande – mais il en est qui ne proposent, souvent parce qu’elles s’inscrivent dans un prétendu savoir, que l’accès à un monde vite exploré. Rien de tel avec Degand , dont chaque tableau donne à voir une multitude d’événements plastiques, et ravive le regard en le surprenant sans cesse.
C’est que la peinture ne peut se réduire, de son point de vue, à un système : elle est au contraire une dépense, une transgression – dans chaque geste aussi bien que dans le hasard qui confère à une touche son épaisseur non programmée, à une ligne une résonance inattendue par rapport à une autre, située dans un tout autre secteur de la surface – de ses propres définitions et de ses clôtures antérieures. C’est pourquoi, ignorant bien entendu l’aspect qu’aura demain son travail, je peux faire confiance à Michel Degand , à son impatience comme gourmande, à son goût pour les trouvailles et les synthèses incongrues : il n’est pas homme à se reposer le septième jour, et il a encore beaucoup à donner.
Un texte de Gérard Durozoi.